Boris Pasternak - Le docteur Jivago

01/11/1957 00:00

Iouri Jivago a dix ans lorsqu'on enterre sa mère, Maria Nikolaïevna. Tant que sa mère avait vécu, Iouri n'avait pas su que son père les avait abandonnés depuis longtemps, qu'il voyageait sans cesse en Sibérie et à l'étranger, qu'il faisait la noce, et qu'il avait déjà semé aux quatre vents tous leurs millions. Iouri avait eu une enfance désordonnée et remplie de perpétuelles énigmes ; il était souvent chez des étrangers, et ce n'étaient jamais les mêmes. Tout petit, il avait encore connu l'époque où le nom qu'il portait désignait une foule d'objets des plus divers.

Il y avait la manufacture Jivago, la banque Jivago, les immeubles Jivago. Brusquement, tou cela s'était envolé. Ils étaient devenus pauvres.

A la mort de sa mère, on avait placé l'enfant dans la famille du professeur Groméko où Iouri avait trouvé une atmosphère favorable au-delà de tout espoir. Avec Tonia, la fille de la maison et son camarade de classe Gordon ils formaient une triple alliance.

Iouri savait penser et écrire et rêvait d'une œuvre en prose, mais il était encore trop jeune, aussi se contentait-il d'écrire des vers, comme un peintre qui passerait sa vie à faire des études pour un grand tableau.


Anna Ivanovna, la mère de Tonia, avait passé dans un lit d'hôpital tout le mois de novembre 1911 à cause d'une une pneumonie. Ce jour là lorsqu'elle eut retrouvé son souffle elle dit aux jeunes gens : " si je meurs, ne vous quittez pas. Vous êtes faits l'un pour l'autre. Mariez-vous. Là, je vous ai fiancés ", ajouta-t-elle, et elle fondit en larmes.

La guerre contre le Japon n'était pas encore terminée. Soudain d'autres événements la reléguèrent au second plan. La Russie était balayée par les vagues de la Révolution, plus hautes et plus surprenantes les une que les autres.

Mme Guichard avait acheté une petite entreprise, l'atelier de couture de Levitskaïa. Depuis la mort de son mari elle vivait dans une terreur perpétuelle de la misère. Rodia et Lara, ses enfants s'étaient habitués à entendre dire qu'ils étaient au bord de la ruine. Lara et son frère comprenaient que dans la vie ils auraient tout à conquérir à la force des poignets.

Un ami de son mari l'avait prise sous sa protection, c'était un homme d'affaires, à la tête froide, qui connaissait la vie commerciale de la Russie comme sa poche. Il lançait à Lara des regards qui la faisaient rougir. Lara avait un peu plus de 16 ans, mais c'était déjà une jeune fille entièrement formée. Elle était très jolie. Lara était l'être le plus pur au monde.

Comment cela est-il arrive ? Comment cela a-t-il pu arriver ? Maintenant elle est…une fille perdue. Si l'intrusion de Komarovski dans la vie de Lara n'avait suscité de sa part que du dégoût, elle aurait su se révolter et se libérer. Mais ce n'était pas si simple. Les galanteries de Komarovski, au fond d'une voiture, sous le nez du cocher, ou dans une avant-loge isolée sous les yeux du théâtre entier, avaient quelque chose de sournoisement audacieux qui la captivait et qui incitait à la riposte le diablotin qui se réveillait en elle.

Il était sa malédiction, elle le haïssait. C'était à cause de sa mère qu'elle ne pouvait rompre avec lui. Elle ne pouvait pas dire à sa mère de ne pas le recevoir. Autrement tout se découvrirait.

Six mois de liaison avec Komarovski avaient passé la mesure de la patience de Lara. Il était très habile à profiter de son abattement, et lorsqu'il le lui fallait, il savait, sans le faire paraître, lui rappeler subitement son déshonneur. Lara tombait alors dans le désarroi que les voluptueux cherchent chez les femmes. Ce désarroi la livrait chaque jour davantage au cauchemar sensuel qui lui faisait dresser les cheveux d'horreur lorsqu'elle était dégrisée.

Puis, son amie Nadia lui ayant trouvé un travail de préceptrice, pendant plus de trois ans Lara vécut chez les Kologrivov comme à l'abri d'une muraille de pierre.

Rien ne venait porter atteinte à son indépendance, et même sa mère et son frère, auxquels elle se sentait de plus en plus étrangère, ne se rappelaient pas à son souvenir.

Son travail chez les Kologrivov n'avait pas empêché Lara de terminer ses classes. Pacha Antipov, qui était un peu plus jeune que Lara, l'aimait à la folie et lui obéissait en tout. Lara rêvait de l'épouser lorsqu'ils auraient obtenu leurs diplômes d'Etat.

Pour venir en aide à Rodia, qui avait contracté des dettes au jeu, Lara avait emprunté de l'argent aux Kologrivov. Sa situation lui semblait maintenant fausse et intenable. Il lui semblait qu'elle était à charge pour tout le monde, et qu'on évitait seulement de le lui faire sentir. Parfois Lara en avait assez de la vie. Tel était l'état d'esprit qui, à la Noël 1911, lui fit prendre une résolution fatale.

Ce même jour, Tonia et Iouri avaient pris un traîneau de louage pour se rendre à l'arbre de Noël des Sventiski. Tonia était maintenant une femme et Iouri déconcerté par cette découverte se sentait soudain submergé par une ardente compassion et une stupéfaction craintive qui est le début de la passion.

Pendant tout le temps qu'ils passèrent avec les Sventiski, Lara était dans la grande salle. Soudain un coup de feu avait retenti dans la maison. La foule du salon se déversa dans la salle. Dans un groupe, légèrement en retrait, on menait Lara en la tenant par le bras. " C'est elle ! " Il se souvenait l'avoir déjà vue un jour alors qu'il se trouvait par hasard à l'hôtel Monténégro. Il l'avait vue dans sa robe de lycéenne, dans la pénombre de la chambre d'hôtel. Il se souvenait des regards qu'elle avait échangés avec un homme grisonnant. Ce jour-là la vision de cette jeune fille réduite en servitude, vision indiciblement mystérieuse et effrontément révélatrice, lui avait semblé comme une chose inquiétante et attirante, trouble comme un rêve. Cette petite fille chétive et si frêle était chargée, comme d'électricité, de toute la féminité du monde. Iouri fut stupéfait de la revoir. Et de nouveau dans quelles circonstances extraordinaires ! Et de nouveau cet homme grisonnant. Quelle est belle, fièrement belle pensa-t-il.

Lara avait voulu le tuer. Komarovski écumait de rage. Sa situation était compromise. Il comprenait une fois de plus combien cette fille folle et désespérée était irrésistible. On voyait au premier regard qu'elle n'était pas comme les autres.

Mais le scandale avait été étouffé. Pacha la soupçonnait maintenant de tous les péchés mortels, était prêt à la maudire et à la haïr tout en l'aimant éperdument ; il était jaloux de ses pensées intimes, de la timbale où elle buvait, de l'oreiller sur lequel elle était couchée. On les maria le lundi de Pentecôte, quand le succès à l'examen final fut devenu chose certaine.

Cette nuit là, qui dura une éternité, l'étudiant d'hier Antipov, connut tour à tour le comble de la félicité et le fond du désespoir. Aux aveux de Lara, son cœur défaillait comme s'il volait dans un précipice.

Les Antipov s'étaient établis à Iouratine. Lara s'occupait de la maison et de leur fille Katenka, qui avait maintenant trois ans. Tous deux enseignaient au lycée des filles. C'était exactement la vie dont elle rêvait. Ils s'entendaient mais leurs relations manquaient de simplicité. Lara l'écrasait de sa bonté et de ses attentions et Pacha ne se permettait pas de la critiquer. La crainte qu'elle ne le soupçonnât de quelque sentiment injuste et blessant pour elle mettait une note de contrainte dans leur vie. Ils rivalisaient de générosité, et par-là même ils compliquaient tout.

Il comprenait bien que ce n'était pas lui qu'elle aimait, mais la tâche généreuse qu'elle remplissait envers lui était l'incarnation de son propre sacrifice.

Qu'y avait-il de commun entre cette digne et sainte mission et une véritable vie de famille ? Le pire, c'était qu'il l'aimait encore avec la même force. Lara était belle à vous faire damner.

Puis Pacha avait trouvé l'issue et un beau jour un avis était arrivé provenant du bureau de recrutement : il était admis à l'Ecole militaire d'Omsk. Bientôt ses lettres arrivèrent du front. Antipov voulait se distinguer. Puis ses lettres cessèrent d'arriver. Lara fit des études d'infirmière et passa son diplôme à l'hôpital. Convaincue de l'inutilité des recherches faites à distance, Lara résolut de les mener sur les lieux même des récentes opérations militaire et partit comme infirmière dans un train sanitaire qui se dirigeait à la frontière hongroise.

Entre temps Iouri Jivago etait devenu médecin militaire. L'hôpital était installé dans un bourg perdu sur une ligne de chemin de fer. C'était la fin de février, le temps était plus doux. Jivago lisait les lettres de Tonia. Soudain il entendit des pas légers. Iouri leva les yeux. Lara venait d'entrer dans la salle.

Le travail rapprochait souvent Jivago et Lara. Mais un jour Lara ayant perdu tout espoir de retrouver son mari, repartit trouver sa fille.

Au bout d'un certain temps Jivago se prépara lui aussi à partir. Depuis deux ans il était séparé de sa famille. La guerre, son sang et ses horreurs, son désarroi et sa sauvagerie l'avaient confronté à une réalité nouvelle. La révolution, l'enthousiasme qu'elle lui avait inspiré, n'était plus la révolution idéalisée à l'étudiante comme en 1905, mais la révolution sanglante, la révolution militaire qui faisait fi de tout : les bolcheviks étaient seuls à saisir le sens de cette tempête.

Iouri pensait à l'infirmière Antipova jetée par la guerre dans une vie inconnue, Antipova qui ne reprochait rien à personne, Antipova dont l'effacement était presque une plainte, cette femme mystérieusement laconique, et si forte de son silence. Il pensait à ses efforts sincères, surhumains pour ne pas l'aimer, lui qui toute sa vie s'était efforcé de témoigner de l'amour non seulement à sa famille et à ses proches, mais à tout être humain.

Après trois années de changements, d'imprévu, de voyages ; la guerre, la révolution, tous leurs bouleversements, les fusillades, les scènes de ruine, les scènes de mort, les destructions, les incendies, tout cela se transforma pour Iouri en un vide dénué de sens. Il rentrait chez lui, et il n'y avait que cela qui comptait : retrouver Tonia, recommencer sa vie.

A Moscou il retrouva les siens et ce qu'il y avait de plus nouveau pour lui c'était son fils. Mais pendant les quelques jours qui suivirent il découvrit à quel point il était seul. Le mois d'août passa. On était maintenant à la fin de septembre. L'inévitable était tout proche. L'hiver venait et, dans l'univers des hommes, on sentait se préparer on ne savait quoi de fatal. La bonne vie bourgeoise boitait, se débattait, se traînait, en titubant dans des ornières toutes tracées. Le docteur Iouri ne se faisait pas d'illusions. Il ne pouvait pas ignorer que la vie d'autrefois était vouée à la disparition. Il jugeait que son milieu, et lui-même, étaient condamnés.

A l'hôpital les différenciations politiques avaient commencé. Les modérés, dont la sottise indignait le docteur, le trouvaient dangereux ; ceux qui étaient politiquement engagés ne le trouvaient pas assez rouge. Il n'appartenait ni à l'un ni à l'autre groupe, il n'avait plus d'attaches avec le premier, il n'en avait pas encore avec le second.

Vers la fin octobre un communiqué gouvernemental de Pétersbourg annonçait la formation d'un Soviet des commissaires du peuple et l'instauration en Russie du pouvoir soviétique et la dictature du prolétariat. On nommait partout des commissaires aux pouvoirs illimités, hommes d'une volonté de fer, vêtus de vestes de cuir, utilisant toutes les mesures d'intimidation, armés de revolvers, qui se rasaient peu et dormaient encore moins.

La vie ancienne et l'ordre nouveau ne coïncidaient pas encore. Il y eut trois hivers terribles, hivers de famine, sombres, glacials, brisant toute habitude, reconstruisant l'existence à sa guise et contraignant les hommes à des efforts inhumains pour s'accrocher à une vie qui se dérobait.

Au mois d'avril toute la famille Jivago devait partir pour le lointain Oural, vers l'ancienne terre seigneuriale de Varykino, près de la ville de Iouratine.

Le voyage fut long et inconfortable. Iouratine était occupée par les Rouges. Au cours de ce voyage Jivago fit la connaissance du Commissaire politique aux Armées Strelnikov. Celui-ci incarnait la force de volonté à son plus haut degré. Il était à tel point l'homme qu'il voulait être que tout en lui semblait exemplaire : sa belle tête au port magnifique, la rapidité de sa démarche, ses longues jambes chaussées de grandes bottes, sa vareuse de drap gris. On était impressionné par la présence d'un talent naturel qui n'avait rien de guindé et dont l'aisance devait être parfaite en toutes circonstances.

Qui était cet homme ? La rumeur publique identifiait Strelnikov à Pavel Antipov le mari de Lara.

Varykino avait appartenu dans le passé à Krüger le grand-père de Tonia. Jivago était conscient que maintenant ils utilisaient la terre illégalement. Heureusement les distances d'éloignement de la ville où personne ne sait rien de leur existence, les mettait à l'abri pour quelque temps.

Un jour dans la salle de la bibliothèque municipale de Iouratine, Iouri Jivago parcourait les livres qu'il avait demandés. A l'autre bout il y avait une lectrice. Iouri reconnut aussitôt Larissa Fiodorovna Antipova. Il la voyait de trois quarts, presque tout à fait de dos, elle lisait avec passion, comme les enfants. " Elle ne tient pas à plaire, pensait-il, à être belle, séduisante. Elle méprise cet aspect de la nature féminine et on dirait qu'elle veut se punir d'être si belle. Et cette hostilité hautaine envers soi-même la rend dix fois plus irrésistible. "

Plus de deux mois s'étaient écoulés depuis le jour où Jivago n'était pas revenu de la ville le soir même. Il était resté chez Larissa Fiodorovna. Il avait dit ensuite chez lui que ses affaires l'avaient retenu à Iouratine. Maintenant Iouri trompait Tonia et lui cachait des choses de plus en plus graves, impardonnables. C'était la première fois que cela lui arrivait et il était accablé par le poids de la mauvaise conscience.

Mais cela n'avait pas duré. Mobilisé de force par les partisans qui luttaient en Sibérie sur les arrières de l'armée blanche, Jivago ne retrouvera plus au retour sa famille émigrée à l'étranger. L'armée était sans cesse en mouvement et le docteur la suivait dans tous ses déplacements. Malgré l'absence de chaînes, d'entraves et de gardiens, Jivago était obligé de se soumettre à sa condition de prisonnier. Trois tentatives de fuite avaient échoué.

Le docteur était surchargé de travail. L'hiver, c'était le typhus, l'été la dysenterie, et avec la reprise des opérations le nombre de blessé augmentait.

Plus tard Jivago s'était a nouveau enfoui et cette fois-ci son entreprise avait réussi. Il avait rejoint Lara à Moscou. Lara le nourrissait, le guérissait par ses soins, par son charme radieux de cygne blanc.

Lara exhortait Iouri à retourner auprès des siens. Le fait d'avoir quitté les rangs de l'armée de la révolution fait de lui un déserteur. La position de Lara est tout aussi précaire. Elle sait que Strelnikov, son mari, a beaucoup d'ennemis. L'Armée rouge est maintenant victorieuse et Pacha est un militaire sans parti trop haut placé et qui en sait trop.

Lara se sent profondément coupable à son égard. Elle sait qu'il est un homme d'une immense valeur, d'une grande droiture, elle pense qu'elle n'est rien à côté de lui.

L'été vint et passa insensiblement. Le docteur recouvra sa santé et prit du service dans trois endroits. Il revenait de toutes ces tâches à la nuit, fatigué et trouvait Lara en plein travaux domestiques. Son charme était émouvant, noble, il intimidait presque.

Lara et Iouri étaient incertains devant l'avenir. Un jour une lettre arriva, elle était de Tonia, elle lui disait qu'ils partaient se réfugier à Paris, elle lui parlait de Lara qui l'avait soignée au moment de ses couches alors que Jivago était au front.

Elle écrivait : " Je dois reconnaître en toute sincérité que c'est quelqu'un de bien, mais elle est exactement le contraire de ce que je suis. Je suis venue au monde pour rendre la vie plus simple et chercher la voie droite, elle pour tout compliquer et détourner du droit chemin ". Iouri poussa un gémissement involontaire et porta la main à la poitrine. Il sentit qu'il allait s'évanouir, fit quelques pas en titubant et s'écroula sur le divan sans connaissance.

Ils quittèrent la ville par un matin gris d'hiver et allèrent se réfugier à Varykino. En ville les arrestations y battaient leur plein, mais il était à peine plus raisonnable de s'attarder seuls et sans armes, en plein hiver, dans cette effroyable solitude pleine de ses propres dangers.

Ils étaient à Varykino depuis douze jours lorsque Komarovski était venu pour reprendre Lara. Komarovski confia à Jivago que Strelnikov avait été pris, condamné à mort et fusillé. Lara et sa fille couraient un danger imminent. Il lui demanda de l'aider à les sauver en les laissant partir avec lui.

C'est ainsi que Jivago avait renoncé à Lara. Cet instant était venu, cet instant était passé. " Adieu Lara, au revoir dans l'autre monde, adieu ma beauté, adieu ma joie, insondable, inépuisable, éternelle. Je ne te reverrai plus, plus jamais, plus jamais de ma vie, jamais je ne te reverrai ".

Iouri Andréiévitck devenait lentement fou.

L'instant que l'inconnu avait choisi pour apparaître était inattendu. Le docteur avait l'impression d'avoir déjà vu cet homme quelque part.

Soudain il se souvint : le wagon du commissaire, ses principes rigoureux, le bon droit ; Strelnikov ! Il n'était donc pas mort. Komarovski avait menti.

Ils parlaient déjà depuis longtemps, depuis plusieurs heures bien sonnées, comme seuls savent parler les Russes en Russie, comme parlaient en particulier les affolés et les angoissés, les enragés et les frénétiques que tous étaient alors. Le soir approchait. L'obscurité tombait.

Il parlait de Lara " c'est pour cette petite fille que je suis allé à l'université, pour elle que je suis devenu professeur. J'ai englouti une masse de livres et acquis une foule de connaissances pour lui être utile. Je me suis engagé dans l'armée pour la reconquérir après trois ans de mariage, puis après la guerre et mon retour de captivité, j'ai profité de ce que l'on me tenait pour mort pour me consacrer tout entier à la révolution sous un nom d'emprunt, et pour la venger jusqu'au bout de tout ce qu'elle avait souffert, pour effacer à jamais tous ces tristes souvenirs, pour qu'il n'y ait plus de retour au passé. Je voulais d'abord mener à bien la tâche de ma vie. Oh ! que ne donnerais-je pour jeter sur elle ne fût-ce qu'un regard ! Il me semblait que ma liberté n'était pas encore entièrement conquise Et maintenant tout l'édifice est réduit en poussière. Demain on se saisira de moi. On me prendra et on ne me laissera pas me justifier ".

Le lendemain Iouri fit du feu dans la cuisinière, prit un seau et partit chercher de l'eau au puits. A quelques pas du perron, le corps de Pavel Pavlovitch était étendu de biais en travers de l'allée, la tête enfoncée dans un tas de neige : il s'était suicidé.

Pendant les neufs dernières années de sa vie, Jivago ne cessa de décliner : il perdait ses connaissances de médecin, ses habitudes d'écrivain, il était dans une indifférence prolongée envers lui-même et le monde entier. L'ancienne maladie de cœur avait fait des progrès considérables.

Marina, la fille du concierge Markel passait souvent chez lui pour faire le ménage. Une fois, elle resta chez lui et ne revint plus à la loge. Elle devint ainsi, sans passer par l'état civil, la troisième femme de Iouri Andréiévitch. Ils eurent des enfants.

Lara avait assisté aux obsèques de Jivago. C'était comme si elle avait déjà vécu vingt fois, qu'à plusieurs reprises elle avait perdu Iouri Jivago et qu'elle avait accumulé toute une expérience du cœur, si bien que tout ce qu'elle ressentait auprès de ce cercueil était opportun.

Quel amour ils avaient connu, libre, rare, incomparable. Ils avaient aidé eux aussi à façonner la beauté du monde.

Un jour Larissa Fiodorovna sortit et ne revint plus. Sans doute fut-elle arrêtée dans la rue. Elle dut mourir ou disparaître on ne sait où, oubliée sous le numéro anonyme d'une liste perdue, dans un des innombrables camps de concentration du Nord.

Cinq ans, dix ans plus tard, peut-être, deux jeunes gens feuilletaient le recueil des écrits de Iouri Jivago. .

La victoire n'avait pas apporté la lumière et la délivrance qu'ils en attendaient ; pourtant les signes avant-coureurs de la liberté flottaient dans l'air depuis la fin de la guerre, et ces années n'avaient pas d'autre contenu historique. Ils avaient l'impression que cette liberté intérieure était venue, que l'avenir s'était posé, palpable, dans les rues qui couraient à leurs pieds, qu'ils étaient entrés dans cet avenir et qu'ils s'y trouvaient désormais. Et le livre qu'ils tenaient dans leurs mains paraissait savoir tout cela et apporter à leurs sentiments une confirmation et un soutien.